Image du saint et confrérie religieuse : le vitrail troyen à la fin du Moyen Age

    Les traités de peinture sur verre existent bien au Moyen Age. Ceux-ci ont permis à toute une génération d’artisans de s’épanouir dans leur art. Qu’il s’agisse de Théophile au XIIe siècle, ou bien alors de Jean Lébègue copié de nombreuses fois à partir de 1431, ou bien d’Antoine, originaire de Pise en cette fin du XVe siècle, de Francesco Forma dans la première moitié du XVe siècle, toutes ces personnes utilisent des traités de peinture, savamment compilés pour un savoir-faire bien spécifique.  Ces recueils de recettes laissent une place prépondérante au peintre dans sa technicité de sorte que le vitrail s’offre non seulement dans sa splendeur mais également dans sa liturgie. À Troyes, le renouveau architectural de la seconde moitié du XVe siècle encourage les fabriques de cathédrale et d’église à utiliser cet art du vitrail pour illustrer bon nombre de passages bibliques. Ainsi cet art dessert non seulement une liturgie mais également un pouvoir. Pour autant, définissons ce pouvoir à la fin du Moyen Age. C’est avant toute chose une capacité légale, généralement coutumière et canonique, à effectuer une action. Cette aptitude est liée ici à des pratiques dévotionnelles, relevant de l’ordre du culte individuel et collectif. Effectivement, dans leur ensemble, les Troyens sont appelés à prier tel ou tel saint, représenté dans tel ou tel élément d’architecture et visualisé dans tel programme iconographique. À ce sujet, il est utile de rappeler que la localisation des vitraux évolue selon l’architecture du bâtiment d’une part, et les campagnes nombreuses de restauration d’autre part.

    Généralement, pour déclarer qu’untel est artiste, il faut évoquer un programme verrier exceptionnel ayant obéi à deux conditions. La première lorsque le verrier en question est au service d’un prince ou d’une institution. La seconde implique que le verrier ait été au service d’une autre contrée que la sienne dont il est originaire. Justement, à la question de la mobilité des artistes, ou des œuvres, est évidemment lié le problème de la géographie de styles qui a suscité quelques-uns des travaux de l’historiographie de l’art, dont celui très récent de Mesdames Balcon et Minois. Toutefois, la notion de modèle mérite encore d’être débattu. Le modèle peut être transposé sur un support différent de celui étudié, comme le papier à l’aide du dessin. Sans nul doute, il forme le moyen le plus commode et le plus fréquemment sollicité pour le transfert d’une part et la circulation de modèle d’ autre part. Ces modèles forment des recueils, considérés comme la propriété exclusive de l’auteur, à l’image de Villard de Honnecourt.  A travers son recueil, Villard de Honnecourt valorise non seulement le travail de toute une vie, mais également toutes ses recherches, fussent telles réelles ou bien empruntées, non sans une grande fierté. Au détour de ces recueils, nous apprenons qu’un artiste médiéval n’invente rien, au sens moderne que nous donnons à ce terme. Toutefois, il s’approprie un répertoire qu’il transforme et transmet à son tour, ce qui ne l’empêche pas d’être créateur. C’est de cette création dont il s’agit dans notre propos. C’est à partir d’une circulation intense et généralisée de modèles et de traités, d’autant plus précieux, que la connaissance empirique des œuvres s’épanouit.

De tout temps, les artistes ont beaucoup voyagé. La source archivistique essentielle est le registre de compte (visualisation d’un exemple). Entre 1521 et 1531, les registres des comptes de fabrique mentionnent en effet souvent le tailleur d’image Nicolas Halins dit le Flamand pour paiement d’histoires, destinées aux archivoltes des trois portails de la cathédral. Il fallut environ onze années pour tailler les cinquante-huit figurines ou groupes de figures (histoires) des archivoltes. Dans ce cas de figure, Nicolas Halins dit le Flamand est le maître de l’atelier, car c’est lui qui reçoit les paiements. Au demeurant nous ne savons s’il est le concepteur des œuvres. Ces registres soulignent l’existence de modèles destinés aux membres du chapitre.  Véritables patrons à échelle 1/1, attestés dans les chantiers de cathédrales gothiques, ils existent également pour les vitraux. Bien souvent, ce que nous appelons œuvre d’art, comme les retables sculptés ou bien peints de la Madeleine, de saint Étienne, de la fin du Moyen Age, sont en vérité très peu accessibles ; à la fois en raison de la faible visibilité qu’ils offrent à l’intérieur d’un chœur très fermé par un haut jubé, mais aussi parce que leur usage liturgique ne laisse apercevoir certaines scènes figurées qu’une ou deux fois l’an.

           À la question de savoir de quelle manière un programme iconographique entre dans un enjeu de pouvoir dans la cité troyenne et dans les pratiques dévotionnelles, il serait tentant de dire : en l’observant ! Certes le vitrail participe à l’éducation, mais il célèbre également. En effet, il célèbre la mémoire religieuse d’un saint, mais également d’une Cité, d’un pouvoir spirituel d’un évêque, d’un prince, d’un bourgeois, de confréries. Le vitrail n’est pas seulement un élément du décorum sur lequel de multiples artisans concourent à la création, il est l’objet que l’on finance, que l’on offre. Attardons-nous justement sur ce qui permet de faire d’un vitrail, un élément de mise en valeur du reliquaire d’une cathédrale, constituant ainsi le premier volet de notre réflexion. Ensuite, il nous sera permis de faire le lien entre la personne représentée sur le vitrail et les pratiques dévotionnelles, de sorte que la notion de pouvoir spirituel en émergera naturellement.

 

 

I. Le vitrail reliquaire et les artisans verriers troyens.

Une sainte du Moyen-Age au service du pouvoir spirituel de l’évêque

    Intéressons-nous plus particulièrement à un vitrail : celui de sainte Hélène d'Athyra, originaire de Naturas, ville située à l'ouest de Constantinople. Cette jeune vierge serait la fille du roi Agiel et de la reine Gratulie. Sa vie, dès sa plus tendre enfance, n'est qu'un tissu de merveilles. Après sa mort, les miracles se poursuivent par l'intermédiaire de ses reliques, ramenées lors de la IVe croisade. Angermer, légat épiscopal, devient historien à la cour de Garnier de Traînel, puisqu’il traduit en latin à partir d'une composition grecque de Jean Chrysostome, la vie d’Hélène au XIIIe siècle. En 1220, L’évêque use des reliques de la Croisade pour financer l’extension de sa cathédrale d’une part, montrant qu’il est bien l’autorité spirituelle dans sa ville d’autre part, autorité contestée par le chapitre collégial saint Étienne. Alors que le culte de sainte Hélène se met en place à la cathédrale, le 3 mai 1220, l’évêque Nicolas invite le chapitre Saint-Étienne à faire partie de la procession en l'église cathédrale à la fête de sainte Hélène, le 3 août, tout en prenant bien le soin d’énoncer le caractère exclusif de cette procession. Le calendrier liturgique insiste sur le fait qu’il s’agit d’un office à neuf leçons, loin de l’exercice de la simple mémoire à trois leçons.

    Quelque temps plus tard mais toujours la même année, l’évêque infléchit sa position et décide conjointement avec le chapitre Saint-Étienne, qu’il convient de faire la paix entre les deux chapitres. Ainsi, les chanoines de Saint-Étienne pourront dorénavant sortir en procession aux Rogations et venir à la cathédrale. A cette occasion, ils précéderont en quelque partie de la ville, ceux de Saint-Pierre. Il faut attendre l’année 1280, pendant la régence de Blanche d’Artois, ce qui signifie un pouvoir comtal moindre à Troyes, pour qu’une confraternité de prière soit établie avec des règles clairement définies.

    La confraternité va bien au-delà des intérêts particuliers, s’introduisant dans la spiritualité des chanoines, gommant les frontières visibles des cloîtres.  Dorénavant, un chanoine de l’un ou l’autre établissement est libre d'écouter les heures dans l'église autre que la sienne sans pour autant être destitué de son revenu, à la condition qu’il puisse justifier de sa présence s’il souhaite disposer des émoluments qui le concernent. Par ailleurs, il est prévu que les chanoines puissent percevoir une somme identique quel que soit le chapitre auquel on appartient. Autre clause qui unit les deux chapitres, si les chanoines de Saint-Pierre sont requis par le doyen de Saint-Étienne, ils pourront officier librement et selon leur rang à la cathédrale, notamment dans la chapelle sainte Hélène.

    L’unité dans la prière s’accomplit sur Terre du vivant des chanoines et au crépuscule de leur vie. Si un des membres vient à décéder, les chanoines de l’autre institution sont invités à venir en procession à l'établissement religieux, en chantant un psaume, tout en ayant soin d’allumer un cierge dans la chapelle sainte Hélène. Pour en revenir à notre sujet, il est certain que les reliques possédées par les églises ont contribué à multiplier les images de saint.  Bon nombre d’exemples suivent ce raisonnement. Ainsi, la verrière située à la croisée de la nef et du transept nord de la cathédrale saint Pierre est peinte par deux artisans Troyens Jean Verrat et Balthazard Godon. A la demande du chanoine Jean Huyard, chanoine de la cathédrale, aidé dans son entreprise par son frère, Guillaume, avocat du roi à Troyes, ils font élaborer une verrière où ils font représenter saint Etienne, sainte Hélène, sainte Mâthie , saint Jacques, saint Loup, saint Savinien, saints Pierre et Paul, saint Nizier. En 1498, ces verriers obéissent à une commande d’une part, et mettent en valeur les reliques des saints locaux évangélisateurs du diocèse.  Il est fréquent de sortir ces reliques lorsque la Cité est touchée par un fléau, afin d’invoquer la protection du saint, tout en récitant la litanie des saints protecteurs du diocèse et de la Cité. Établir le lien entre les reliques et les thèmes hagiographiques des verrières c’est nous permettre de valoriser le trésor de la cathédrale d’une part, l’ecclesia-matrix surtout, comme haut lieu de pèlerinage, et d’autre part de mettre en avant le chef spirituel du diocèse : l’évêque et ceux qui en sont délégués, les chanoines et les prêtres. Quoi qu’il en soit les images des saints témoignent du succès du culte d’un saint et inversement, les images renforcent le culte. Ils se nourrissent l’un de l’autre.

 

 Les réfections du vitrail par des artisans troyens

    Comme dans tout vitrail du Moyen Age classique, Hélène est représenté figée, le but étant de la reconnaître facilement. Dans le domaine du vitrail français, la gestuelle mouvementée et le regard intense commencent à se manifester seulement vers la fin du règne de saint Louis.

    Authentifié comme étant des années 1240-1250, ce vitrail subit un certain nombre de réparation.  La première mention dans les registres de fabrique remonte à l’année 1375-76, sous l’impulsion de Guillaume Brisetout, tandis que la seconde mention remonte au mois de mai 1384. Entre les mois de février et mars 1428, des travaux de couverture sont effectués au sein de cette chapelle sainte Hélène, c’est-à-dire toutes les chapelles du collatéral gauche du chœur et celles du chevet.

    Outre ces mentions, intéressons-nous à ces artisans verriers, que ce soit Guiot Brisetout en 1403 ou bien Jacques Robelin, Jehan Symon de Bar-sur-Aube en 1425, Michelet en 1446, Jean Vera et Balthazard en 1499, Pierre le verrier en 1499, Étienne, Liévin 1499, Jehan Cornuat 1512, Jehan Soudain 1516 et bien d’autres encore. Selon toutes vraisemblances, les membres d’une même famille se succèdent de père en fils ou en gendre, à la charge de verrier de la cathédrale.

Dans les registres de fabrique de cette époque médiévale tardive, nous retrouvons fréquemment les familles Brisetout, Du Pins, Simon de Bar-sur-Aube, Maçon, Verrat, dont la succession est assurée par son gendre, Linard Gonthier. La nature de leurs travaux est inégalement connue. Il s’agit parfois d’une simple mention comme celle des travaux de Guiot Brisetout aux fenêtres hautes du chœur en 1409 ou bien de travaux bien plus complexes. Les peintres verriers assurent aussi bien l’entretien des vitraux que la création d’œuvres originales. Les registres de fabrique nous apprennent la suppression de vitres coloriées détruites ou non par des vitres incolores afin d’obtenir d’avantage de lumière dans la cathédrale. Ainsi en est-il pour Jeançon Garnache remplacées par Girard le Noquat en 1485-1486.

    Les différentes campagnes de restauration peuvent nous interpeller : en effet quelle image pouvons-nous donner et quel crédit scientifique vouer lorsqu’une bonne partie des vitraux d’une cathédrale sont restaurés tant à l’époque médiévale que moderne voire contemporaine ? N’oublions pas que les ouragans, les incendies, une architecture mal pensée les altèrent. Que ce soit à Conches-en-Ouche dans l’Eure, ou bien à Riom dans le Puy de Dôme voire encore à Troyes par Vincent Larcher dans la seconde partie du XIXe siècle, d’après Sylvie Balcon « les vitraux du haut du chœur ont conservé, malgré leurs malheurs, un aspect authentique et un semblant d’unité».

    Insistons une fois encore, sur le fait que les artisans verriers de la fin du Moyen Age n’altèrent en aucune manière le programme spirituel lié à la confraternité de prière. Bien mieux encore, ces artisans verriers entretiennent le moyen le plus approprié pour mettre en valeur les reliques : le vitrail. Complémentaire à la tradition orale, le vitrail offre la sainte dans toute sa splendeur et sa lumière.

    Lorsque nous observons les vitraux de la fin du Moyen Age, les confréries s’y font fréquemment représenter, montrant un groupe uni, unanimement tourné vers une activité de piété communautaire. En 1520, nous ne voyons pas moins de 81 associations religieuses s’épanouir dans les six églises intra-muros. En effet, les associations professionnelles du Moyen-Age ont presque toujours un double caractère : l’un professionnel et l’autre religieux. Le premier s’incarne dans la corporation tandis que le second s’épanouit dans la confrérie de sorte que chacune de ces institutions développe son organisation, ses règles et son statut. Rappelons que l’objectif de ce type d’association, outre la solidarité qui s’y développe : c’est d’unir les vivants et les morts afin de les élever vers le Ciel. Spirituellement, la confrérie se situe à la croisée des chemins entre les aspirations des laïcs et l’exigence des clercs. Véritable mouvement confraternel, la confrérie doit ses heures de gloire à un pape troyen, Urbain IV, et instigateur de la plus célèbre d’entre-elles : celle du Saint-Sacrement.

 

 

II. Les confréries et les vitraux

 

    Le saint patron fédère les confrères, devenant l’objet d’une dévotion toute particulière. Son image est brodée sur les bannières de la confrérie, cette bannière est portée en tête lors de toutes les manifestations solennelles : deuils des confrères, fêtes publiques, visites épiscopales, princières et royales et Fête-Dieu.

Certaines confréries ont une chapelle particulière et d’autres se réunissent dans une église paroissiale, où une chapelle spéciale leur est assignée ; c’est le cas de la confrérie de Saint-Eloi. Embellir cette chapelle par des sculptures ou des vitraux, la garnir de sièges, tels sont les objectifs de cette confrérie afin de célébrer dignement leur saint patron. C’est également le cas de la confrérie des orfèvres de Saint-Nizier qui offre un vitrail dans l’église de la Madeleine, alors que dix-huit autres confréries sont déjà présentes dans cette église.

 

  1. Le culte de saint Eloi

    D’après la recollection scientifique des vitraux de Champagne-Ardenne, la verrière aurait été peinte par Nicolas Cordonnier ou ses fils , au demeurant rien ne permet de l’affirmer. Indubitablement, les écrits de Charles Fichot apportent quelques éclaircissements puisque s’appuyant sur la lecture d’Auguste Sémillard, il énonce que Nicolas cordonnier a fait la vitre des orfèvres qui est à Sainte-Madeleine, et a eu la somme de 30 livres pour son salaire, et encore la somme 10 livres de récompense, et en son serviteur eu pour son vin la somme de 15 sous, en 1506 . Par contre, la présence d’armoiries permet de cerner les généreux donateurs. Nous sommes en présence de l’écu des orfèvres, soutenu par deux anges. Il est composé de gueule à une croix engrêlée, surmonté d’un ciboire et d’une couronne, le tout d’or, avec un chef d’azur semé de fleurs de lis de couleur jaune. Nous remarquons les bandes d’azur à la bande d’argent, accompagnées de doubles cotices potencées. Ces armoiries sont placées sous un baldaquin en forme de dôme à vives couleurs et à pentes dentelées, abritant une enclume.

    Cette verrière retrace la légende de saint Éloi au travers de seize scènes encadrées d’éléments d’architecture, et accompagnées d’inscriptions narratives refaites au XIXe siècle par V. Larcher. La narration de cette vie débute par la naissance divine de saint Éloi à Chaptelat, au nord de Limoges, de son père, Eucher, et de sa mère, Terregie. D’après cette tradition écrite et orale, le nom d’Éloi s’explique par la vision de l’aigle qu’aurait eu sa mère, Terregie, l’appelant à trois reprises par ses cris. L’animal annonce l’apparition d’un prêtre, ce dernier prophétise la venue de l’élu de sa nation dans l’Église. Ensuite est retracée sa jeunesse, notamment son apprentissage du métier d’orfèvre auprès de son père. Devenu autonome, il n’oublie jamais les temps de lecture de la sainte Écriture. Par la suite, il est consacré évêque de Noyon en 641, le même jour que saint Ouen à Rouen. Le prince de Thérouanne, près du Pas-de-Calais, atteint d’une maladie pestilentielle retrouve toutes ses facultés, après avoir recueilli la liqueur du corps du saint.

    La communauté des Chrétiens d’Occident fête Éloi deux fois dans l’année à l’instar des grands rois, le 1er décembre, date de sa mort, et le 25 juin, en souvenir de la translation de ses reliques. Dans le diocèse de Troyes, Éloi est uniquement célébré le 1er décembre. A ce moment de l’année, la communauté des orfèvres déploie toute une activité spirituelle et civique à Troyes. Nous retrouvons tous les éléments d’une cohésion confraternelle, laquelle débute par une cérémonie religieuse dans l’église sainte Madeleine : jour de fête du saint patron, suivie de la prise de nourriture en commun. Ces deux temps liturgiques constituent une véritable communion pour le groupe d’artisans. Les premiers temps de la Renaissance artistique dans le vitrail sont parfois difficiles à appréhender pour certaines confréries. Bien abondante au XVIIe siècle, la liturgie de la confrérie des orfèvres se dérobe à nous entre-temps, mais qu’à cela ne tienne une autre, riche en couleurs, s’offre à notre regard : celle du Saint-Sacrement.

 

b. Saint-Sacrement

    Parallèlement aux confréries artisanales, il existe des confréries purement religieuses comme celle du Saint-Sacrement. À Troyes, cette association religieuse existe dans quatre églises : Saint-Urbain, sainte-Madeleine, Saint-Jean et Saint-Nizier.  Sous ce vocable, il faut entendre une association de personnes pieuses qui s’engagent à remplir individuellement ou en commun certaines pratiques de religion, de charité ou d’apostolat. La fonction de cette confrérie consiste à honorer par des actes publics ou privés de louange, d’amour et de foi, l’Eucharistie. Relevons que ce Saint-Sacrement repose dans une ampoule, ou colombe d’or, suspendue par des chaînes à une sorte de petit dais qui domine l’autel. La pratique dévotionnelle du Saint-Sacrement s’est opérée grâce à l’institution de la Fête-Dieu, d’une part, et l’essor des processions publiques d’autre part. La confrérie du Saint-Sacrement est liée intimement à la solennité ayant pour objet d’honorer l’Eucharistie, tandis que le Fête Dieu célèbre fête du corps et du sang du Christ, instituée en 1264 par Urbain IV.

   Jubé de La Madeleine Attardons-nous sur la confrérie du Saint-Sacrement de l’église Sainte-Madeleine, la plus documentée au XVIe siècle.  Généralement, le 1er jeudi du mois, les membres de cette confrérie célèbrent les vêpres du Saint-Sacrement comme il est d’usage dans l’église de la Madeleine, suivie une fois sur deux d’une procession. Dans la seconde quinzaine du mois, un office du Saint-Sacrement avec eucharistie se déroule dans cette même église. Annuellement, toutes les confréries célèbrent avec grande solennité la Fête-Dieu, fête mobile puisqu’il s’agit du jeudi suivant l’octave de la Pentecôte. Les confrères assistent à l’office présidé par l’évêque dans la cathédrale Saint-Pierre et Paul. Le second temps confraternel se déroule lors de l’octave ; la procession prend la direction de l’église collégiale saint Urbain, du nom du fondateur de la fête. Il est nécessaire de rappeler que toute confrérie s’inscrit dans le temps et dans l’espace, selon M-H Froechlé-Chopard. Selon l’usage, le cortège quitte la cathédrale pour emprunter la rue Moyenne puis la rue de la Vierge, avant de revenir dans le cœur de la ville devant l’Hôtel de Mesrigny et la Belle-Croix. Après cette halte, le cortège emprunte de nouveau la rue Moyenne direction l’île de la Cité, afin de longer la Seine pour faire halte devant l’abbaye Notre-Dame puis de pénétrer ensuite dans la Petite Tannerie en empruntant la rue Perdue puis la rue de la Tannerie. Débouchant hors de la ville, la procession longe les murs avant d’entrer de nouveau dans la ville par la porte de Croncels, et d’emprunter la Grande Tannerie et la rue Notre-Dame, pour terminer par l’office dans l’église collégiale Saint-Urbain.

    Toute apparition publique de la sainte Eucharistie est précédée d’une sonnerie spéciale des cloches de l’église de la Madeleine. Lorsque la procession s’élance, le tintement d’une clochette ouvre ce long cortège, avertissant de cette manière la foule venue à cette rencontre. C’est à ce moment précis qu’entre en jeu la solennité de la manifestation. Outre les bannières et la lumière dégagée par les cierges tenus par les confrères, sous un riche baldaquin, est posée cette sainte eucharistie, objet de dévotion. Imaginons un instant cette longue procession à la suite du baldaquin porté par quatre hommes, suivi des 12 membres chapeautés, rappelant sans nul doute les douze apôtres, suivis par des enfants vêtus d’aube puis du bâtonnier en habit d’apparat, des membres de la communauté, psalmodiant, chantant la gloire de cette eucharistie.

    Une fois encore, grâce aux registres de fabrique, nous retrouvons quelques bribes d’éléments qui permettent de reconstituer cette pratique dévotionnelle. De nos jours, il est d’usage de décorer de fleurs et de verdure l’autel pour toute solennité : la tradition existe déjà à l’église de la Madeleine dès le XVe siècle. Outre la décoration de l’édifice, on laisse à ces organisateurs le soin de la parade dont de nombreux chapeaux portés par les membres du cortège. Pour le privilège de conduire la procession, le bâtonnier doit s’acquitter d’une somme de 5 soles tournois en 1513 auprès de la communauté.

    Avec solennité, le dais réintroduit la présence divine dans la ville. Surtout le scinscignier  ou bien paradis, porté par quatre hommes, fait mémoire de personnes généreuses ayant contribué à cette célébration grâce aux armoiries brodées sur la toile vermeille en 1468. En célébrant la Fête-Dieu, les Troyens se souviennent que le pape Urbain IV, des comtes de Champagne mais aussi le roi de France ont permis à cette fête religieuse de trouver son plein essor.

Véritables artisans au service de la foi, ils nous font entrevoir avec menus détails la décoration du dais qui sert à protéger la sainte hostie.  Nicolas Halins, ymagier pour avoir faict quatre petis prophètes es quatre quatre piliers de boys qui ont estez faict tout neufz par les menuysiers de cete esglise pour mettre sur le bayard (civière) à porté  la saincte hostie le jour du Saint-Sacrement reçoit 40 soles en 1526. De même,  Nicolas Cordoannier, painctre, pour avoir dorey les quatre bastons du petit ciel où sont les quatre prophètes cy devant scripts de fin or bruny avec le bayart qui porte lesdictz bastons est payé 100 soles.

Ce sont de fervents bourgeois qui offrent à la communauté du Saint-Sacrement, les éléments de son épanouissement et de son rayonnement. Ils affirment ainsi leur rôle économique et politique. En 1530, Michel Hennequin donne une tenture servant à la procession : un ciel de velours moiré, semé d’étoiles d’or ; au-dedans il y a un soleil de bordure d’or et à chaque bout une image de saint Michel et de sainte Catherine. Généreux donateur, sa mémoire est célébrée dignement le 12 janvier, date d’anniversaire de sa mort inscrite dans l’obituaire. Au Moyen Age, il est classique de donner à la condition que le contre don procure autant de bienfaits que la donation initiale.  Disposant d’une aisance financière, le bourgeois s’octroie un pouvoir spirituel dans la ville, faisant dire à Catherine Vincent, que les confréries trouvent ainsi leur place au sein d’un ensemble de gestes et d’initiatives qui engendrent ce que l’on pourrait nommer une véritable « religion civique ». Au-delà du fait pastoral, le temps confraternel s’inscrit certes dans l’éphémère d’une journée mais également dans le temps durable : celui de la mémoire grâce au calendrier liturgique .

 

 

    Devenant objet de lumière, le vitrail inscrit dans la mémoire les saints évangélisateurs, participe à l’instruction des catholiques lorsque sa dimension le permet, et surtout à la liturgie. S’il est indéniable que des commandes sont réalisées par les fabriques et les confréries, il n’en demeure pas moins que celles-ci trouvent leurs maîtres et artisans verriers à Troyes. À l’image de ce que nous avons pu étudier, le métier de verrier est transmis de génération en génération grâce à des manuels et de manière plus courante par le biais de l’oral. Ainsi, les savoir-faire technique et artistique trouvent leur plein écho à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle lorsque la multitude des églises troyennes en a le plus besoin. En effet, les incendies et les ouragans altèrent ces chantiers perpétuels où les vitraux prennent peu à peu leur place. Ces chantiers d’églises et de cathédrale contribuent à dynamiser un secteur d’activité maîtrisé par les Troyens depuis le Moyen Age classique, et mener par des artisans verriers au sommet de leur art. Indubitablement, les registres de fabrique de Troyes, de part leur richesse et leur précision, permettent de connaître les principaux artisans verriers en cette fin du Moyen Age.

    Le vitrail, par son financement et la personne représentée, bouscule les délimitations classiques de la paroisse. Bien évidemment, ce sont les confréries qui sont à l’origine de ce mouvement. Au-delà de la famille, de la seigneurie, du quartier, la confrérie est une association qui transcende les frontières invisibles de la paroisse pour servir une forme de la spiritualité chrétienne. Hautes en couleurs, bruyantes, ces confréries paradent dans la ville, rythment le temps, rappelant sous certains aspects les versets de l’Ancien Testament. Effectivement, ces groupes confraternels offrent des vitraux comme nous avons pu le constater, s’immortalisant éternellement dans la mémoire des individus puisque nous l’évoquons ce jour. La confrérie est non seulement un cadre de vie communautaire, auquel une partie de la ville de Troyes adhère, mais aussi et avant toute chose l’expression d’une piété individuelle. C’est de la foi catholique dont il s’agit, celle qui sera mise à mal par les protestants à Troyes quelques années plus tard ; pour autant s’agit-il d’une renaissance spirituelle ?