Rivalités et enjeux pour la création de nouvelles paroisses canoniales aux XI-XIIIe siècles

    Rappelons que les hommes et les femmes vivent l’essentiel de leur existence dans les paroisses, où ils sont nés, sous la protection du saint patron. Généralement, on entre dans la paroisse par le sacrement du baptême et on en sort par son dernier soupir. C’est à cette occasion que le prêtre du lieu où a vécu la personne, intervient une dernière fois, non sans difficultés. Au préalable, il est nécessaire d’évoquer l’idée selon laquelle à ses origines, aux IIIe-IVe siècles, le diocèse n’est qu’une parrochia. En effet, seule l’église cathédrale peut distribuer les sacrements. Dans cette église primitive se trouve l’unique cuve baptismale qui permet aux chrétiens appelés à s’unir à Dieu, d’être immergés pour recevoir le sacrement baptismal. Ainsi la paroisse est le cadre indiqué pour étudier la vie spirituelle de la ville d’une part, mais elle révèle aussi à l’historien la formation topographique d’autre part, sans toutefois oublier l’activité économique et sociale qui s’y développe. À la fin du XIIe siècle, l’évêque troyen, Manassès de Pougy rappelle à l’ordre les usurpateurs de paroisse qui se manifestent uniquement à cette occasion pour empocher les émoluments des funérailles : une partie non négligeable du casuel. N’étant point entendu, il fait appel au pape, Lucius III en 1182. Ce dernier défend aux religieux du diocèse d'exercer les droits curiaux en dehors de leur circonscription. Cette anecdote révèle la place de la paroisse comme lieu de vie spirituelle, objet d’enjeu tant pour l’individu que pour les desservants au XIIe siècle. Michel Aubrun Aubrun puis Michel Lauwers considère le XIIe siècle comme celui de la mise en place des structures paroissiales urbaines, où s’affirme le pouvoir épiscopal, notre exemple tend à le confirmer. Rappelons qu’en ville, le desservant de l’église paroissiale ne peut prétendre qu’aux offrandes liées au baptême, aux messes anniversaires et aux funérailles car la dîme ne le concerne pas ce qui explique cette directive apostolique. Les décrets conciliaires de Latran III (1179) et de Latran IV (1215), définissent le cadre légal et spirituel dans lequel s’inscrivent les paroisses. Néanmoins, comment procède-t-on pour créer une nouvelle paroisse en ville qui plus est lorsqu’on est une nouvel établissement religieux ?

    Au préalable, il est nécessaire de connaître le nombre de paroisses qui a pu exister dans la ville, ce qui nous amène à nous poser le problème de la nature des sources qui permettent d’appréhender un tel phénomène. À défaut d’avoir des sources normatives, de type prescription synodale ou décrets conciliaires pour le Xe-XIe siècle, nous devons appréhender cette entité institutionnelle par le biais des usages locaux.

    La source la plus ancienne de nature religieuse, établissant un répertoire du diocèse de Troyes de 1353 ainsi que le pouillé de 1407, ces deux sources fiscales apportent quelques éléments de réponses fortement utiles, puisqu’ils dressent un répertorie dix-sept paroisses, tant dans la ville, que dans les faubourgs. Au sein de ce périmètre sont répertoriées 4 paroisses cardinales urbaines, si on exclut la cathédrale et quatre chapelles paroissiales en ces termes, et 4 paroisses ad personnam :

« - L’église paroiciale M. Sainct Jean dudict Troyes : en laquelle y a les églises M. Sainct Pantaleon, et Sainct Nicolas, qui sont secours ; et les hameaulx des Hauts et Bas Trevois.

- L’église paroiciale M. Sainct Remy dudict Troyes : en laquelle y a les eglises de la Magdeleine, et Sainct Frobert, pour secours.

- L'église paroiciale de Notre Dame aux Nonnains dudit Troyes autrement dit S. Jacques.

- L’église paroiciale M. Sainct Nicier dudict Troyes : de laquelle sont les hameaulx au bourg Sainct Jacques, les Tauxelles, Labouras et Chaillouet, lez ladicte ville de Troyes 

- L'église paroiciale Monsieur Saint Aventin de Troyes : de laquelle est le hameau de la Vacherie, et partie du hameau de la Moline près de la dite Vacherie : concistant ladite portion du hameau de la Moline en douze maisons, et le reste de ladite Moline est de la paroisse de Sancey.

- L'église Cathédrale Saint Pierre dudit Troyes, il y a une paroisse appelée le Sauveur : en laquelle il y a seulement pour Paroissiens les serviteurs et domestiques des chanoines, Vicaires et Chapelains, Marguilliers et Officiers de ladite Église.

- En l'église Collégiale M. Sainct Étienne dudit Troyes, la paroisse Saint André, de laquelle sont seulement les serviteurs et domestiques des chanoines de ladite église et les Marguilliers, et Officiers d'icelle.

- L'église Collégiale M. Sainct Urbain dudit Troyes, il y a une paroisse appellée Notre Dame : de laquelle sont seulement les domestiques et serviteurs des chanoines et Marguilliers et Officiers d'Icelle .

- L'église et Abbaye M. Sainct Loup dudit Troyes, il y a aussi une paroisse pour les domestiques, Marguilliers et officiers d'icelle abbaye ».

    Parmi ces dix-sept paroisses, quatre églises sont baptismales et dix autres ne le sont pas. Les fonts baptismaux sont les éléments clés pour définir un espace paroissial, offrant une distinction affirmée entre ce qui est une paroisse et ce qui ne l’est pas, précisant également ce qui distingue la paroisse de sa chapelle de secours que nous qualifierons de succursale.

    Topographiquement, il s’avère que souvent les limites d’une paroisse coïncident avec celles d'une structure îlotaire. Au demeurant, il est extrêmement fréquent que plusieurs paroisses, voire des succursales, co-existent sur une même structure îlotaire ou, inversement, plusieurs îlots dans une paroisse. Ayons à l’esprit qu’une paroisse est avant tout une émanation de l’évêque normalement. Lorsque la nécessité se présente, suite à un accroissement de population, l’évêque constitue une paroisse nouvelle, répondant ainsi à une quête spirituelle et structurelle. Cette paroisse est placée sous la protection d’un saint patron. Mais tout cela évolue avec des seigneurs laics qui fondent aussi des paroisses, transforment des paroisses et surtout lorsque le pape Urbain IV, Troyen, décide de créer non seulement une collégiale avec 12 chanoines mais aussi une paroisse au milieu du XIIIe siècle.

    Ainsi toute création de paroisses s’inscrit dans son époque, féodale où la puissance du comte de Champagne s’exprime  face à la puissance de l’évêque, issu bien souvent de l’aristocratie locale. Cette puissance s’exprime par des foires en réseau, un réaménagement de la ville, un palais à Troyes et une collégiale mais aussi par une chancellerie canoniale qui établit des règles spirituelles concurrentes à celles de l’évêque. Néanmoins Troyes ne saurait résister à la puissance apostolique. Aidé par la chancellerie apostolique, la réforme grégorienne s’applique en Champagne, et on assiste à une lente dépossession seigneuriale au profit de l’évêque et donc de l’Eglise.

    Nous nous efforcerons donc de retracer les étapes et les motivations qui concourent à faire d’un espace urbain un pôle spirituel nouveau, tout en ayant soin de délimiter ces étendues et les compétences qu’elles induisent. Au préalable, nous nous attarderons sur le phénomène paroissial des Xe-XIIe siècle afin de faire valoir toute la plénitude et la spécificité soir à partir de villae soit à partir de chapelles au sein de l’entité urbaine constituant le premier volet de notre réflexion. La création ex-nihilo de paroisse par une puissance politique ou apostolique constituera le second volet et nous verrons comme il est ô combien difficile de créer une paroisse au sein d’un espace où chacun défend son autorité qu’il conviendra de définir. L’apport de sources liturgiques tend à donner une autre vision de l’encadrement du fidèle, ce à quoi nous nous attarderons afin de saisir la stratégie engagée par les évêques troyens pour asseoir définitivement son pouvoir spirituel à Troyes dès 1223, ce sera le troisième axe de notre développement.

 

La territorialisation paroissiale par les institutions canoniales et monastiques

 

L’appropriation de l’espace par les établissements canoniaux.

 

Initialement épiscopales au Xe siècle, à Troyes, bon nombre de paroisses deviennent canoniales au XIe siècle.

           

La délimitation de la paroisse Saint-Loup

    Outre celle de l’évêque, la seconde entité paroissiale par son ancienneté, est celle de Saint-Loup, paroisse intra-urbaine depuis le Xe siècle, disposant d’une église au sein de son abbaye. Jusqu’au XIIe siècle, l’abbaye est entre les mains des comtes de Champagne et des seigneurs de Chappes, vicomtes, qui font peser sur elle leur domination et prétendent que leur pouvoir s’étend non seulement sur le régime intérieur, mais encore sur les biens ainsi que sur les hommes et les femmes de l’abbaye. Clarembaud, seigneur de Chappes, énonce très clairement son pouvoir dans une charte de 1114 .À la lecture des chartes de donations ou bien de confirmation, il est possible d’apprécier l’étendue de la paroisse et la qualité des paroissiens.L’historien pourrait prétendre cerner ce droit à la lumière des privilèges apostoliques du 19 mars 1136 du pape Innocent II. Bien qu’insistant sur la réforme de l’établissement religieux placé sous les préceptes de vie augustiniens, le pape passe sous silence les dispositions paroissiales, préférant valoriser l’étendue du pouvoir temporel de l’établissement au détriment de la cura animarum. Il faut attendre le 23 décembre 1155 pour que soit fait état par le pape de dispositions paroissiales. En réitérant les privilèges apostoliques de l’institution canoniale, Adrien IV les révèle en ces termes :Apud Trecas, parrochiale jus familie vestre, et famulorum vestrorum liberorum, scilicet, majoris, cellerari, granetarii, et duorum matriculariorum, domum Dietii sacerdotis, domum Garnerii Pisani.

    Le droit de paroisse échoit à la famille spirituelle de l’établissement. Le maire, ou l’intendant, le cellérier, le grenetier et les deux marguilliers sont des membres de cette vaste familia augustinienne. À cette famille, s’agglutinent les maisons du clerc Dieti et de celle de Garnier Pisani. Ces dispositions nous invitent à deux remarques ; le droit de paroisse est donné aux officiers et domestiques d’une part, se trouvant limité au périmètre immédiat de l’établissement : c’est-à-dire l’enclos canonial. À ce privilège s’adjoint des exemptions, sur deux entités composées de maisons et de personnes situées en dehors de l’enclos, ce qui invite l’autorité épiscopale à en faire état. Cette particularité disparaît en 1189, lorsque le doyen de la cathédrale Haïce règle un litige entre la cathédrale et l’abbaye. En effet n’est plus mentionné que l’enclos :

Quinque servientes Sancti Lupi, major, cellerarius, granetarius et duo matricularii ipsi, et uxores eorum jus parrochiale Beato Petro reddere non tenebuntur neque sacerdotibus ipsius, neque pueri eorum, donec fuerint conjugati vel recesserint a patribus suis.

    Ainsi dans la deuxième moitié du XIIe siècle, la comparaison de chartes permet d’établir un recentrage du droit paroissial au périmètre de l’établissement religieux, en l’occurrence l’enclos canonial, au détriment de l’îlot urbain, annihilant les exemptions qui ont pu se faire jour à un moment donné et qui ont débouché sur la rue de la Cité sous la pression du chapitre cathédral qui fait reformuler ses droits.

La paroisse canoniale de Saint-Remi en pleine expansion au Xe siècle

    La paroisse Saint-Remi s’est développée autour du culte de ce saint à l’époque carolingienne, au pied de l’île de la Cité, dans les faubourgs, non loin de la voie romaine et des axes de communication qui permettent d’aller à Paris via Provins., lieu par excellence des foires de Champagne. C’est le statut de villa qui permet à cette église de s’émanciper pour se constituer en paroisse. Il faut attendre l’année 1007 pour que la paroisse Saint-Remi soit attestée, je ne dis pas créée, je n’ai aucune certitude. Le développement du peuplement extra-urbain d’une part et la présence de fonts baptismaux d’autre part ont permis à cette église de se développer considérablement au cours des XIe-XIIe siècles. Cette paroisse est à la nomination du chapitre Saint-Pierre depuis la dotation par Philippe de Pont, évêque de Troyes, à la fin du XIe siècle. Progressivement, le chapitre cathédral s’astreint à des devoirs comme celui d’aller en procession en qualité de curé primitif célébrer les premières vêpres de l’église patronale à la saint Remi, affirmant le pouvoir qu’il détient sur cette cure.La paroisse de Saint-Remi demeure confinée dans l’espace urbain du XIIIe siècle. En effet, ce sont les nouvelles fortifications qui constituent la délimitation visible de la paroisse pour la zone ouest de la ville, se distinguant de cette manière de l’espace rural au pied de la porte de Comporté qui appartient à la paroisse de Saint-Martin-es-Vignes.

 



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