Introduire l'évêque dans la cité troyenne

    A une période où  une infime partie de la population accède à l’écrit, la connaissance que les personnes peuvent acquérir, passe fréquemment par l’image[1]. Lorsque nous évoquons un programme iconographique, nous pensons en tout premier lieu au vitrail ; cependant d’autres représentations existent comme les ouvrages ornementés, travaillés au repoussé[2]. Très loin de la banalité, le manuscrit que nous allons évoquer est un recueil d’Evangiles[3]. Lorsque nous connaissons la force des rituels liturgiques, traduisant le respect et la vénération qu’il convient de manifester à l’égard des paroles du Christ, il convient d’analyser l’usage qu’il est fait de ce recueil[4]. Avec certitude, depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, la pratique coutumière fait de cet ouvrage un livre juratoire, dont se sert l’évêque de Troyes dans un acte solennel, devant l’abbesse de Notre-Dame-aux-Nonnains. La définition du mot juratoire ne peut prêter qu’à une seule interprétation : il s’agit d’une caution dont la valeur repose sur le serment bien défini, engageant les deux parties et faisant force de loi[5]. Cette manifestation s’inscrit dans une double durée : d’une part le temps court, celui de la durée de l’épiscopat, et d’autre part le temps long, celui de la mémoire des femmes et des hommes de Troyes. Comme nous le savons, le temps appartient à Dieu au Moyen Age : il a un début celui de la Création, et une fin celui du Jugement dernier. En créant le monde en six jours, Dieu ordonne aux hommes de travailler sur ce laps de temps avant de se reposer le septième. C’est dans cette tradition que les Troyens sont amenés à développer une mémoire vivante autour de cet objet liturgique : l’Évangile. Ce recueil de textes saints est utilisé à deux moments différents à Troyes. Le premier est la mémoire de rites seigneuriaux en usage dans la ville, dont le symbole visible de cette reconnaissance entre deux seigneurs n’est autre que cette production parcheminière. Par ailleurs, le temps est un calendrier liturgique annuel  basé sur la Pâque, rythmant les processions se déroulant à Troyes. En défilant derrière cet évangéliaire, les personnes sont amenées à manifester leur ferveur religieuse avec l’au-delà, à se réconcilier avec leur âme, leur voisin, leur seigneur, offrant, au détour de cette pratique, une spiritualité quasi-civique, où le temps dépasse le cadre des seigneuries bien établies, de sorte que la mémoire est bien plus qu’une faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés, puisqu’elle permet d’associer les personnes dans la ville.

Historiographiquement, la richesse interprétative de ce manuscrit est remarquable et diverse. Ignorer volontairement les armoiries gravées sur ce manuscrit, telle a été l’attitude d'André du Sausay en 1642, livrant de la sorte une interprétation tronquée de l’utilisation de ce document[6]. En 1841, l’approche romantique développée par Vallet de Viriville n’offre pas à l’historien l’idée de pouvoir et de mémoire, sous-jacente à ce manuscrit[7]. Plus récemment, la perspective d’Alain Provost est intéressante mais incomplète[8]. Autant d’approches interprétatives qui annihilent bien souvent la dimension historique essentielle. En effet, cette dernière s’inscrit sur le temps long, puisque tous les évêques jurent sur ce livre saint. Avec certitude, il est permis d’apprécier ce curieux cérémonial depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’époque moderne[9]. Devant une assemblée troyenne composée de tous les ordres religieux, d’éléments civils et politiques, celui qui est amené à devenir le chef spirituel du diocèse, jure sur ces textes saints flanqués des armes de la noblesse locale, de respecter l'abbaye Notre-Dame. Naturellement, il devient un livre juratoire à l’image de ceux dont Henri Gilles a su, pour le Languedoc, exprimer le sens et qui sont destinés à des laïcs[10]. Néanmoins, à la différence des pratiques languedociennes, le livre juratoire qui nous concerne, est destiné au détenteur du siège épiscopal. Autant dire que la symbolique est immense, avec un rituel savamment orchestré. Il est une survivance certaine d’us et coutumes remontant à une période où cette même abbaye était située à l’extérieur de la Cité épiscopale.

    Esthétiquement, ce type d’ouvrage n’est pas un fait exceptionnel en Europe Occidentale[11]. Au demeurant, et comme tout livre liturgique, il jouit d’une fonction et de rites bien précis y sont attachés. Eric Palazzo pense que « l’iconographie médiévale accorde une large part à la ritualité dans son ensemble »[12]. À cette remarque judicieuse, il faudrait rajouter dans l’espace et dans le temps, permettant ainsi à l’historien une étude plus compléte de tout programme iconographique à l’époque médiévale. Par conséquent, il devient légitime d’apprécier cet objet liturgique comme l’expression du sacré dans un espace urbain troyen, et ce tout au long du Moyen Age, de telle manière qu’il sera permis d’évaluer l’utilisation de ce type d’ouvrage en donnant un sens à des comportements individuels et collectifs, d’expliquer aussi l’attitude de la société féodale champenoise envers une partie de la population troyenne. Auparavant, il est utile de cerner les commanditaires et les marques du temps.

 

    Réalisé à la fin du XIIIe siècle voire au tout début du XIVe siècle, utilisé comme objet liturgique[13], il n’en demeure pas moins une œuvre esthétique, où figure bon nombre de personnages, quelques pierreries et surtout des armoiries, expression et témoignage d’un travail d’orfèvre troyen au paroxysme de son art. Nous sommes en présence d'un évangéliaire ayant appartenu à l'abbaye de Notre-Dame, située à l’extérieur de la Cité épiscopale au Xe siècle, absorbée au XIIe siècle par l’extension urbaine d’Henri Ier dit le Libéral (1127-1181). Outre l’écriture qui prouve qu’il s’agit d’un ouvrage du XIIIe siècle, les armoiries anciennes disposées sur le plat supérieur gauche illustrent ceux qui sont à l’origine de l’œuvre : une petite noblesse rurale, la maison de Saint-Phal[14].

La première approche quand nous visualisons un tel ouvrage, consiste à identifier le donateur grâce aux blasons, si tant est qu’il existât un lien ! Les travaux de Michel Pastoureau donnent une grille de lecture de ces armoiries.

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[1] Bériou, N., « De la lecture aux épousailles. Le rôle de l’image dans la communication de la parole de Dieu au XIIIe siècle » dans Cristianesimo nella storia, 1993, p. 535-568. Le cardinal Eudes de Châteauroux (†1273) raconte l’histoire qu’il a vécu, lorsqu’enfant, ne comprenant pas un vitrail qui représente la parabole du bon Samaritain, un inconnu lui expliqua le sens de ce vitrail.

[2] A Milan, il est possible d’apprécier l'évangéliaire de San Ariberto dont la couverture est réalisée sur cuivre doré au XIIe siècle.

[3] Médiathèque de Troyes, 2251, 80 f°, 280 mm de longueur sur190 mm de largeur.

[4] Jungmann, J-A., Missarum solemnia, II, p. 212-226. Selon l’auteur, les rites de la proclamation de l’évangile et leur signification symbolique n’ont de sens que si l’on maîtrise l’histoire de l’évangélisation de la contrée.

[5] Lauzun, P., « Le livre juratoire des consuls d’Agen », Revue de l’Agenais, 1910, p. 388-389. Le 17 septembre 1558, lorsque l’évêque James Frégose entre dans la ville d’Agen, les consuls se tiennent à la porte d’entrée tenant dans leurs mains un Livre juratoire où est la figure de la Passion de Nostre Seigneur Jésus-Christ, les Saints Evangiles, coutumes et privilèges de la ville.

- Babibent de Rancogne, G., Le livre juratoire de Beaumont-de-Lomagne, Montauban, 1888, p. 38. A Beaumont-de-Lomagne, le livre juratoire continue d’exister au XVIIIe siècle.

[6] Vallet de Viriville, (Auguste), Les archives historiques du département de l'Aube et de l'ancien diocèse de Troyes, capitale de la Champagne depuis le VIIe siècle jusqu'à 1790. Paris, 1841, p. 342, (Bouquot Dumoulin, Techner).

[7] Ibidem, p. 345-359.

[8] Provost, (Alain), « L’abbesse, l’évêque et le palefroi : note sur une enquête à Troyes au temps de Philippe le Bel », dans Mélanges en l’honneur de Paulette l’Hermittre-Leclercq « au cloître et dans le monde, Femmes, Hommes et sociétés (IXe-XVe siècle), Paris, Sorbonne, 2000, (Presses Universitaires Sorbonne), p. 283. L’auteur semble oublier le fait que l’abaye Notre-Dame ait été un temps en dehors des murs de la ville.

[9] Arch. dép. Aube, 22 H 40.

- Gadan, (Jean-François), « Anciens usages à Sainct-Estienne et à Nostre-Dame-aux-Nonnains, XIIe-XVIIIe siècles » dans  Collection du bibliophile troyen, t. III, Troyes, 1851, p. 44, note 6.

- Boutiot, (Théophile), Des privilèges singuliers de l’abbaye de Notre-Dame-aux-Nonnains de Troyes, Paris-Troyes, 1864, p. 8-14 et 16-29.

- Grosley, (Pierre-Jean), Mémoires historiques et critiques pour l’histoire de Troyes, t. II, 1812, p. 79-104.

- Lalore (Charles), « Documents sur l’abbaye de Notre-Dame-aux-Nonnains de Troyes » dans Mémoires de la Société Académique de l’Aube, t. 38, Troyes, 1874, p. 174-179.

- Lalore (Charles), « Cérémonial du Joyeux avènement des évêques de Troyes » dans Mémoires de la Société Académique de l’Aube, t. 41, Troyes, 1877, p. 369-377.

[10] Gilles, (Henri), « Les livres juratoires des consulats languedociens », dans Cahiers de Fanjeaux, Toulouse, 1996, t. 31, p. 334-354.

[11] Erlande-Brandenburg, (Alain), Le musée de Cluny. Paris, 1979, p. 69-74. Il y a trois manuscrits exposés au musée de Cluny, travaillés au repoussé et fabriqués dans la vallée Rhénane, entre le IXe et XIIIe siècle.

- Caillet, (Jean-Pierre), L’antiquité classique, le haut moyen âge et Bysance au musée de Cluny, Paris, 1985, p.134-143 et p. 241.

[12] Palazzo, (Eric), L’évêque et son image : l’illustration du pontifical au Moyen Age, Turnhout, 1999, p. 13.

[13] Arnaud, (Anne-François), Voyage archéologique et pittoresque dans le département de l’Aube et dans le diocèse de Troyes, 1837, réimprimé 2000, p. 232, (Les Editions du Bastion).

[14] Arch. dép. Aube, 15 H 166. A la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle, Isabeau de Saint-Phal de 1272 à 1293, et sa nièce Isabelle de 1301 à 1311 deviennent abbesse de Notre-Dame.